LA
VIE DE GIORDANO BRUNO
Le Dominicain ‘‘Frère Bruno’’, de 1548 à 1576
Né
en janvier 1548 à Nola, paisible bourgade proche de Naples,
Filippo Bruno est fils de gentilshommes sans titre et aux
revenus modestes. L'école la plus proche du village lui donne
une instruction imprégnée d'un humanisme qui met l'accent
sur les auteurs classiques, l'étude de la langue et de la
grammaire latine. Cet enseignement le marquera tout autant que
le pédantisme qui l'accompagne et le rebute.
A 14 ans, il part pour Naples où il rejoint l'université
publique. Parallèlement, des cours particuliers le mettent
au cœur des débats philosophiques entre platoniciens et aristotéliciens.
Dès cette époque, il découvre la mnémotechnique et
cet art de la mémoire, alors en vogue, constituera rapidement
l'une de ses disciplines favorites.
A
cette première strate humaniste et philosophique vient se
superposer une couche théologique déterminante.
Le 15 juin 1565, Filippo rentre chez les Frères prêcheurs
de San Domenico Maggiore. Ce choix semble motivé par le prestige de couvent
dominicain qui attribue des titres incontestés et réputés
dans toute l'Italie. C'est
aussi un précieux refuge en ces temps troublés par des disettes
et des épidémies. Pendant dix ans, Bruno qui a adopté le prénom
de Giordano en hommage à un de ses maître en métaphysique
( Giordano Crispo ) lie sa vie aux dominicains, digère une
culture dogmatique et pluridisciplinaire ( philosophie naturelle,
dialectique, rhétorique, métaphysique... ). Sa trajectoire
parait conforme à la devise dominicaine d'une verba et
exempla (
par le verbe et par l'exemple ).
Il devient prêtre en 1573.
Lecteur en théologie en juillet 1575, il soutient avec
succès une thèse sur certains aspects des pensées de Thomas
d'Aquin et de Pierre Lombard. Pourtant, les indices d'une rupture qui va
très vite arriver sont perceptibles.
En
réalité, Bruno dissimule un esprit rebelle au carcan théologique
et il a le goût du vagabondage vers les sentiers peu orthodoxes. Sa curiosité vorace ne cesse de croître et de gagner en éclectisme.
Il se nourrit abondamment des oeuvres d'Érasme, humaniste
considéré comme hérétique depuis 1559. Il affiche des goûts pour l'hermétisme, la
magie et débute une passion pour la cosmologie détachée de
l'approche théologique. Dès
sa première année de noviciat, il avait été accusé de profanation
du culte de Marie. Il finit par se heurter à la hiérarchie sur
les questions du dogme de la Trinité qu'il repousse. Une instruction est menée contre lui afin de le déclarer hérétique.
Bruno devance la sentence : il abandonne le froc dominicain
et fuit Naples en février 1576. Cette apostasie jette Bruno
dans une vie aventureuse où la précarité matérielle le dispute
à la brièveté des séjours.
Sa
longue errance
de 1576 à 1592
Pendant
quinze années, sa vie exprime un raccourci saisissant et métaphorique
: les louvoiements du parcours d'une pensée ample et
aux coudées franches. Aux sinuosités de son esprit répondent des
errances multiples dans toute une partie de l'Europe.
De
1576 à 1578, il cherche à se maintenir en Italie au prix de
changements incessants imposés par sa condition d'apostat
tout autant que par son originalité croissante.
Gênes, Noli, Savone, Turin, Venise, Padoue, Brescia,
Naples... Bruno vit difficilement de leçons de grammaire
ou d'astronomie, parvient tout de même à faire publier à Venise
un premier ouvrage dont il ne reste rien d'autre que le titre,
‘‘Des signes des temps’’. Il finit par s'exiler, se rend à Chambéry, puis à Genève où il espère
rencontrer un havre de paix.
L'antre calviniste le séduit temporairement : il
est intégré dans la communauté évangélique italienne du marquis
de Vico, le froc dominicain est définitivement abandonné,
il assiste aux prédications, s'inscrit dans plusieurs académies...
Finirait-il par se rallier à la cause calviniste ?
Le voilà de nouveau en conflit avec la hiérarchie dont
il conteste la compétence d'un des membres.
Le 6 août 1578, il est arrêté et excommunié.
Deuxième exclusion d'une communauté religieuse !
Bruno
n'en restera pas là. Il
repart : Lyon, Toulouse... Cette ville sous
le joug du dogmatisme catholique sévère le tolère pendant
deux ans. Il réussit
à enseigner la physique, les mathématiques.
Un
ouvrage sur la mnémotechnique, ‘‘Clavis Magna’’
le fait connaître d'Henri III.
Le roi, épaté par les dispositions de sa mémoire abyssale,
le convoque à Paris et se fait son protecteur.
La vie de Bruno connaît alors une forme d'âge d'or.
Cinq années exceptionnellement stables ( jusqu'en 1583
) le voient figurer parmi les philosophes attitrés de la cour.
Il enseigne au Collège des lecteurs royaux
( le Collège de France ), s'adonne aux développements
de sa pensée. Face aux tensions religieuses du moment, il
adopte une position tolérante, renvoyant dos à dos les extrémismes
des protestants et des ligueurs.
En 1582, ‘‘Le Chandelier’’, comédie
satirique féroce à l'égard des mentalités de son temps, confirme
son talent protéiforme et révèle un vrai style d'écrivain,
original et vivant, lyrique et ironique, amoureux d'images
frappantes, raffinées ou brutales.
En avril 1583, muni d'une recommandation royale,
Bruno se rend en Angleterre, à Londres puis à Oxford. L'accueil qu’on lui réserve est empreint d’hostilité.
Sa réputation est brillante, mais sulfureuse.
Il ne la démentira pas : l'exposé de ses idées
malmène l'opinion anglicane, essuie de nombreuses critiques,
suscite des disputes passionnées. Déterminé à triompher, juché sur son orgueil
de penseur qui connaît sa valeur et juge non sans morgue celle
de ses contradicteurs, Bruno consacre deux années à répliquer
par la plume. Deux années qui posent Bruno comme un philosophe,
théologien et scientifique puissant, novateur, impertinent
en diable. En 1584
paraissent 3 de ses œuvres :‘‘Le banquet
des cendres’’, ‘‘La cause, le
principe et l'un’’, ‘‘De l'infini,
l'univers et les mondes’’.
Ces
ouvrages exposent notamment une vision cosmographique sublime
et audacieuse, révolutionnaire, quasi visionnaire.
Il enfonce la vieille conception toujours régnante
du géocentrisme, soutient la représentation copernicienne
du monde... tout en la dépassant : l'univers
est infini, peuplé d'une multiplicité de mondes analogues
au nôtre. En concevant
un monde ouvert, Bruno accomplit un saut dans l'Immensité.
La force de la logique de son intuition en fait un
précurseur de Kepler et de l'astronomie moderne.
Mais Bruno reste ancré dans son époque, mêlant à ses
fulgurances des credo hermétiques, magiques et animistes :
la vie anime des planètes soucieuses d'exposer leurs faces
au soleil, la matière possède une âme sensible et rationnelle...
En
1585, trois nouveaux ouvrages approfondissent et poursuivent
ses audaces. ‘‘L'expulsion de la bête triomphante’’
règle au nom d'un activisme humaniste le compte des attitudes
calvinistes et catholiques... ‘‘La cabale
du cheval de Pégase’’ est un opuscule satirique
qui démolit méthodiquement l'édifice aristotélicien, vénérable
référence depuis des siècles. Enfin, ‘‘Les fureurs
héroïques’’ entérinent l'idée d'un monde qui n'a
plus de centre... et Dieu plus de lieu.
De
retour à Paris, Bruno voit sa position se détériorer. Le roi ne peut plus guère se risquer à défendre un ‘‘hérétique’’
du savoir alors que les querelles religieuses se durcissent. Bruno est isolé par une sombre affaire qui
l'oppose à Mordente, géomètre soutenu par les ligueurs, qui
l'accuse de s'attribuer la paternité du compas différentiel. Un nouvel exil conduit le fougueux penseur en Allemagne. En juin 1586, l'université de Marburg puis
Wittenberg l'accueillent.
Il se fixe pendant deux ans... le temps de heurter
une nouvelle fois encore la hiérarchie
!
A
l'automne 1588, Giordano Bruno apprend son excommunication,
proclamée cette fois-ci par le pasteur de l'église luthérienne
!
Sa
mise au ban rapide l'oblige à reprendre la route. Helmstedt, Francfort. Dans
l'intervalle, sa production ne faiblit pas, tisonnée par le
feu des polémiques et des errances successives.
La ‘‘Trilogie de Francfort’’ témoigne
de sa volonté d'ordonner sa pensée. ‘‘De immenso’’
réexamine les fondements de sa cosmographie. ‘‘De
monade’’ mène une réflexion magique où le rapport
organique entre les nombres et les figures géométriques est
affirmé. ‘‘De minimo’’ esquisse de saisissants
développements sur l'infiniment petit qui annoncent les réflexions
à venir sur l'atome. Son dernier ouvrage, paru en 1591 ( ‘‘De
la composition des images, des signes et des idées’’
) expose un système mnémotechnique incroyablement sophistiqué.
Mnémonique et hermétisme
Doué d'une mémoire prodigieuse
qui lui permet, dit-on, de réciter 7000 passages de la Bible
ou encore 1000 poèmes d'Ovide, le philosophe est volontiers
reçu chez les princes d'Europe où il donne libre cours à son
penchant pour la libre discussion.
Il est l’auteur de deux livres qui décrivent
une méthode de mémorisation.
Ces livres ont donné lieu
à de nombreuses interprétations et polémiques.
Il s’agissait de mémoriser
une succession de lieux dans un édifice, et d’attacher ainsi
à la série de lieux mémorisés des images destinées à rappeler
les points d’un discours.
En prononçant son discours l’orateur se promenait dans
son imagination le long des endroits qu’il avait mémorisé,
cueillant au passage les images qui lui rappelaient les figures
de son discours.
Le système mnémonique topographique
ne se limitait pas aux seuls édifices mais pouvait associer
le zodiaque ou l’ordre cosmique lui même.
L’expérience qui consiste à faire refléter l’univers
dans son esprit est à l’origine de la mémoire magique du Moyen
Age. En utilisant les images magiques ou talismaniques comme images mnémoniques,
le mage espérait acquérir la connaissance universelle ainsi
que des pouvoirs, accordés en quelque sorte, aux pouvoirs
du cosmos.
Cette imagerie est l’occasion
de décrire le nouveau système copernicien mais laisse également
penser que Giordano Bruno s’engage dans la voie de l’hermétisme
et de la magie.
Le dominicain Giordano
Bruno, apparaît comme un philosophe et un mage hermétisant,
porteur d'un message religieux original.
Le soutien qu'il apporta à l'héliocentrisme copernicien
est associé à la magie solaire de Ficin.
La pluralité des mondes
Bruno défend avec vigueur
la thèse copernicienne de l'héliocentrisme publiées en 1543.
Il détruit les limites trop étroites dans lesquelles la religion
chrétienne enfermait l'univers et va même au-delà en affirmant
l'existence d'une infinité de monde habités.
Il conçoit une pluralité
de mondes analogues au nôtre dans un univers qui n'aurait
pas été créé mais aurait existé de toute éternité.
Cette conception s'oppose de front à la théologie chrétienne.
Il eut le courage de maintenir sa vision
d’un cosmos infini malgré les interrogatoires et la torture,
ce qui fit de lui le symbole de la pensée laïque contre le
dogmatisme de l’Inquisition.
Bruno imagine un univers
infini dont Dieu serait l'âme.
D'une humeur combative
et enclin à la polémique, il se met à dos la plupart des théologiens
et des penseurs de son temps.
Giordano Bruno publie ses idées en 1584, en italien et en latin,
dans un ouvrage intitulé : ‘‘De l'infini,
de l'univers et des mondes’’.
Il est l'ardent propagandiste
d'un univers infini, de la pluralité des mondes et du vitalisme
cosmique :
« Persévère, cher
Filoteo, persévère ; ne te décourage pas et ne recule pas
parce qu'avec le secours de multiples machinations et artifices
le grand et solennel sénat de la sotte ignorance menace et
tente de détruire ta divine entreprise et ton grandiose travail.
(…) Et parce que dans la pensée de tout un chacun
se trouve une certaine sainteté naturelle, sise dans le haut
tribunal de l'intellect qui exerce le jugement du bien et
du mal, de la lumière et des ténèbres, il adviendra que des
réflexions particulières de chacun naîtront pour ton procès
des témoins et des défenseurs très fidèles et intègres.
(…) Fais-nous encore connaître ce qu'est vraiment
le ciel, ce que sont vraiment les planètes et tous les astres
; comment les mondes infinis sont distincts les uns des autres
; comment un tel effet infini n'est pas impossible mais nécessaire
; comment un tel effet infini convient à la cause infinie
; quelle est la vraie substance, matière, acte et efficience
du tout ; comment toutes les choses sensibles et composées
sont formées des mêmes principes et éléments. Apporte nous la connaissance de l'univers infini.
Déchire les surfaces concaves et convexes qui terminent
au dedans et au dehors tant d'éléments et de cieux.
Jette le ridicule sur les orbes déférents et les étoiles
fixes. Brise et jette
à terre, dans le grondement et le tourbillon de tes arguments
vigoureux, ce que le peuple aveugle considère comme les murailles
adamantines du premier mobile et du dernier convexe.
Que soit détruite la position centrale accordée en
propre et uniquement à cette Terre. Supprime la vulgaire croyance en la quintessence.
Donne-nous la science de l'équivalence de la composition
de notre astre et monde avec celle de tous les astres et mondes
que nous pouvons voir. Qu'avec
ses phases successives et ordonnées, chacun des grands et
spacieux mondes infinis nourrisse équitablement d'autres mondes
infinis de moindre importance.
Annule les moteurs extrinsèques, en même temps que
les limites de ces cieux. Ouvre nous la porte par laquelle nous voyons
que cet astre ne diffère pas des autres.
Montre que la consistance des autres mondes dans l'éther
est pareille à celle de celui-ci.
Fais clairement entendre que le mouvement de tous provient
de l'âme intérieure, afin qu'à la lumière d'une telle contemplation,
nous progressions à pas plus sûrs dans la connaissance de
la nature. » ( De l'infini, de l'univers et des mondes )
Le Banquet des Cendres
‘‘Le Banquet des Cendres’’
est le premier des trois grands dialogues métaphysiques de
Giordano Bruno, dans lequel il expose, contre les partisans
d’Aristote et de Ptolémée, et par-delà Copernic, ses conceptions
cosmologiques. S’il
défend l’hypothèse copernicienne au cours d’un banquet organisé
‘‘en son honneur’’ par les docteurs anglais
le 14 février 1584, jour des Cendres, c’est surtout pour dénoncer
la pédanterie et l’obscurantisme desdits docteurs, et c’est
avant tout parce qu’il est le Bruno ‘‘inventeur de
philosophies nouvelles’’.
Aujourd'hui encore l'église se défend : elle ne
l’a pas condamné pour ses vues cosmologiques, mais bien pour
ses positions hérétiques, dit-elle… comme si les deux
pouvaient être séparées, et comme si les secondes justifiaient
mieux le bûcher que les premières !
C'est d'ailleurs moins l'hétérodoxie de ses opinions que sa
capacité à en changer qui furent insupportables aux institutions
religieuses. Plus
relativiste que sceptique, Bruno écrit en 1588, anticipant
de près de deux siècles sur la tolérance des Lumières, que
sa propre religion « est celle de la coexistence pacifique
des religions, fondée sur la règle unique de l'entente mutuelle
et de la liberté de discussion réciproque ».
Bruno, s'il fait confiance à la raison « de tout
un chacun », méprise les doctes.
Giordano
Bruno et la sexualité
Le
désir de libération des mœurs, en particulier sexuels, est
l’une des composantes qui explique la montée de l’athéisme
au XVIième siècle.
Les athées et les hétérodoxes se sont faits les défenseurs
d’un amour naturel, débarrassé des interdits religieux.
Le
soupçon d’athéisme est alors répandu et nombreuses sont les
victimes condamnées simplement à cause de la réputation d’homosexuels
qu’on leurs attribue ( c’est le cas de Giordano Bruno ).
Les autorités religieuses font souvent un lien entre
la sodomie et l’athéisme. Cet amalgame est compréhensible du point de
vu des accusateurs : à leurs yeux, celui qui nie
la vérité fondamentale, l’existence de dieu, abandonne toute
valeur absolue, renonce à l’ordre divin du monde qui est à
la fois cosmique, moral et intellectuel et donc, il retourne
au chaos ! Il semble que pour tous ces fondamentalistes chaque situation, sexuelle
ou autre, relève du chaos… dès lors qu’elle est minoritaire.
L’athéisme
théorique de la renaissance est un des éléments d’une révolte
plus générale de l’esprit contre le carcan étouffant des dogmes
religieux catholiques, une revendication de liberté globale
face aux pouvoirs civils aussi bien que religieux, une rébellion
contre les interdits sexuels.
Bruno l’Insupportable
!
Il
aurait pu mener la vie facile d'un érudit de cette époque,
s'il n'avait été de ceux qui font passer leurs convictions
avant leur intérêt. Son esprit d'indépendance et un fort sentiment
de révolte devant les abus de l'église le poussent à rompre
avec l’ordre dominicain ( 1576 ).
Il doit fuir Naples, puis Rome, pour échapper à l'Inquisition. Commencent alors des années d'errance :
à Genève, puis en France, en Angleterre, en Allemagne et à
Prague. Egalement excommunié par les calvinistes et
les luthériens, il est plus d'une fois forcé de fuir en plein
débat de peur de se faire lapider en place publique.
D'une âme ‘‘chargée d'humeur’’ et d'un
orgueil dont la démesure n'a d'égal que son inflexibilité
qui le rend prompt à la colère : partout on le rejette
ou on le traque.
En fait, Bruno en dérange
plus d'un avec ses folles idées : atomiste convaincu,
il se pose surtout en fervent défenseur de l'héliocentrisme
de Copernic. Il raconte ( à qui veut l'entendre ) que la
Terre tourne sur elle-même, qu'elle n'est pas le centre du
monde, que la Voie Lactée est de nature stellaire et que le
Soleil n'est que l'une de ces étoiles, que le monde est ‘‘un
infini réservoir d'innombrables mondes pareils au nôtre’’…
Trente ans avant Galilée, sans lunette, avec pour seul équipement
un jugement non imprégné des grand dogmes de son époque, Giordano
pressent l'infini…
Sans amabilité ni délicatesse,
il déclame:
« Le Christ ? Un séducteur.
La virginité de Marie ?
Une aberration.
La messe ? Un blasphème.
La bible ? Un tissu de
mensonges.
Les théologiens ? Des pédants
qui ‘‘froncent le sourcil’’ pour se donner l'air important.
Les philosophes ? Des pédagogues
ignorants aveuglés par le culte des idéologies, (…)
tous des ‘‘ânes bâtés’’ qui passent leur vie à
gâcher tous les arguments qui leur viennent aux lèvres (…)
pendant que lui, ‘‘intrépide chevalier errant
du Savoir’’, part en guerre contre les fausses certitudes…
Non, les femmes ne sont
pas moins intelligentes que les hommes.
Non, les gens d'église ne devraient pas jouir de si
grands biens mais se contenter d'un peu de bouillon ; non,
les Espagnols n'ont pas bien fait de découvrir l'Amérique,
car ils ont ‘‘violé la vie d'autrui’’.
Bruno s'époumone, s'agite,
tente de convaincre, puis, lorsqu'il ne trouve plus d'auditoire,
se met à écrire. La
plume, entre ses mains, n'a pas plus de prévenance que la
langue. Se suivent ainsi : une comédie burlesque, des traités de
magie, de mnémotechnie et surtout des ouvrages philosophiques.
Le fond de
ses idées :
Bruno n'était pas athée : dans
‘‘l'Immenso’’, Bruno écrit : «
Dieu est infini dans l'infini, partout en toutes choses, non
au dessus ni en dehors d'elles, mais absolument inhérent à
elles ». Tous les aspects de la philosophie de Bruno
( gnoséologie, métaphysique, physique, cosmologie, morale
) se répondent en vertu de l'omniprésence de l'Un.
Il substitue à Dieu le concept de l’infini.
Bruno était empreint d'hermétisme : dans ‘‘Des fureurs
héroïques’’, Bruno est très clair : « les
mages peuvent faire plus au moyen de la foi que les médecins
par les voies de la liberté ». Cet infléchissement de la pensée de Bruno vers
l'hermétisme correspond à un approfondissement plus qu'à un
tournant et est attribué à son séjour en Allemagne.
Dans ‘‘De Magia’’, Bruno s'intéresse
à la magie en la séparant bien de ses réductions religieuses
( confusion entre sorcellerie et hérésie ).
Evoquant des ‘‘souvenirs’’, Bruno explique avoir
été confronté à des démons : « j'en ai fait moi même
l'expérience ( comme beaucoup ) en passant dans ces parages
la nuit, où je fus la cible d'une grêle de pierres (...)
». On pourrait multiplier
les citations de ce type qui rattachent la pensée du Nolain
à l'hermétisme, à la kabbale et à l'inspiration magique.
Bruno considérait probablement la magie comme un moyen d'atteindre
cette connaissance de l'Un et il a cherché à l'utiliser dans
ce but, exactement comme il a cherché des réponses à ses questions
dans les théories coperniciennes.
Bruno s'est intéressé profondément à l'hermétisme. Les historiens
restent cependant partagés quant au crédit qu'il y accordait
réellement.
Bruno n'a compris ni Copernic ni l'importance des mathématiques : Bruno reconnaît en Copernic l'astronome
le plus important de l'Histoire.
Mais, dans le ‘‘Banquet des Cendres’’,
il lui reproche de mathématiser ( de modéliser ) la nature
: « plus porté à étudier la mathématique que la nature,
il n'a pu aller assez profond ni assez avant pour déraciner
entièrement certains inconvénients et vains principes...
». C'est ce rejet de la mathématisation qui est sans doute
à l'origine de l'incompréhension des thèses coperniciennes
chez Bruno. Il n'a
probablement pas vraiment compris les tenants et les aboutissants
de la pensée de Copernic.
Il considère que la terre et la lune se déplacent sur
le même épicycle, ainsi que Mercure et Vénus. Il persiste
dans son erreur dans ‘‘l'Immenso’’.
En fait, les théories coperniciennes ne constituent qu'un outil
pour Bruno : elles lui permettent de déverrouiller
les systèmes d'Aristote et de Ptolémée, ce qui explique bien
pourquoi il a pu prendre tant de libertés vis-à-vis de la
pensée de Copernic. L'important pour lui… comme aussi pour l’accroissement de
la connaissance humaine, c’était d'aller vers la découverte
d'un univers infini.
La trahison de Mocenigo :
Après plus d'une quinzaine
d'années d'errance et la venue d'une Nième expulsion,
il décide, en 1591, de rentrer en Italie.
Il s'installe chez Giovanni
Mocenigo, patricien vénitien qui l'a invité à lui enseigner
la mnémotechnique, la géométrie et l'art d'inventer. Vite déçu, Bruno veut repartir et froisse Mocenigo, déjà heurté
par la vie peu orthodoxe du philosophe.
Il le retient prisonnier puis le livre à l'Inquisition
( mai 1592 ).
Le
23 mai 1592, Bruno est arrêté et emprisonné, il se retrouve
seul face au ‘‘Saint-Office’’.
Le tribunal de l'Inquisition
se donnait comme mission de démasquer les hérétiques pour
les faire abjurer. Le
procès pouvait durer longtemps, il dura huit ans dans le cas
de Giordano Bruno. Pour lui, ce ne seront pas des faits de sorcellerie
ou d'antichristianisme qui le conduiront au bûcher, mais plutôt
sa certitude que l'Univers est infini et qu’ailleurs d’autres
êtres vivants existent.
Procès
d'un Apostat magnifique ( 1592-1600 )
Le
premier acte d'accusation se soucie surtout de ses positions
théologiques considérées comme hérétiques : on évoque
sa pensée antidogmatique, le rejet de la transsubstantiation
et de la trinité, son blasphème contre le Christ, sa négation
de la virginité de Marie... Mais ses activités philosophiques et scientifiques
sont déjà relevées : sa pratique de l'art divinatoire,
sa croyance en la métempsycose et surtout sa vision cosmologique
sont mentionnées. Au
fur et à mesure que le procès durera, l'acte d'accusation
ne cessera d'enfler jusqu'à résumer la vie entière d'un esprit
à la quête trop librement et orgueilleusement assumée.
Dans
un premier temps, Bruno se défend habilement, jouant à l'occasion
la comédie du repentir mais uniquement sur des ‘‘erreurs
minimes’’. Mais son passé d'apostat le rattrape et Rome
obtient son extradition.
En 1593, dix nouveaux chefs d'accusation entraînent
Bruno dans sept années d'un procès interminable ponctué par
une vingtaine d'interrogatoires menés par le cardinal Bellarmin.
On lui administre la torture.
Il lui arrive de lâcher du lest, d'esquisser un geste
de rétractation... avant de se reprendre.
Désireux d'en finir, le pape Clément VIII somme une
dernière fois Bruno de se soumettre. L'entêté réplique : « Je ne crains
rien et je ne rétracte rien, il n'y a rien à rétracter et
je ne sais pas ce que j'aurais à rétracter ».
La situation est bloquée.
Le 20 janvier 1600, Clément VIII ordonne au tribunal
de l'Inquisition de prononcer son jugement.
A la lecture de sa condamnation au bûcher, Bruno a
commenté la sentence prononcée contre lui avec un courage
peu ordinaire, nous citerons ses exacts propos un peu plus
loin.
Des
existences comme celle de Bruno paraissent chargées de sens
aux yeux des vivants qui ont la tentation de se les approprier. Mais les épitaphes les meilleurs sont parfois rédigées par les morts
eux-mêmes : « C'est donc vers l'air que je déploie
mes ailes confiantes. Ne
craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends
les cieux, et m'érige à l'infini. Et tandis que de ce globe je m'élève vers d'autres
cieux et pénètre au-delà par le champ éthéré, je laisse derrière
moi ce que d'autres voient de loin ».
Le Procès
Lors de son procès on dit
qu'il conserva toute son insolence : ‘‘Vous avez certainement
plus peur en prononçant cette sentence que moi en l'écoutant ! ’’, aurait-il tonné devant ses juges.
La condamnation du philosophe
comme ‘‘hérétique’’, sur ordre du pape Clément
VIII, met un terme brutal à la vie de pérégrinations, de disputes
et de tourments de cet être d’exception.
Elle est représentative de l'intolérance et des excès
idéologiques, dans le camp catholique comme aussi dans le
camp réformé, en cette époque des guerres de religion et de
la fin de la Renaissance.
Le 8 février 1600, après
sept années de procès, d'incarcération et de tortures aux
cours desquelles il a toujours refusé d'abjurer ses convictions,
le ‘‘Saint-Office’’ le chasse de l'église comme
‘‘hérétique impénitent’’ et le remet à une cour
séculière qui le condamne à mort.
Le
Supplice :
Au
petit matin du 17 février 1600, il y a quatre siècles, à Rome,
sur le Campo de’ Fiori, Giordano Bruno monte au bûcher, sur
ordre du pape.
On le ligote au poteau
du bûcher de l'Inquisition.
Défiant encore l'autorité, il détourne son regard du
crucifix qu'on lui présente.
L'homme
est attaché nu au poteau du bûcher.
Il a cinquante-deux ans.
La foule l'entoure.
On
fixe le mors de bois destiné à l'empêcher de parler, de hurler
une dernière fois, afin de lui interdire matériellement de
crier une fois de plus sa révolte et sa conviction.
Sur
le bûcher, Giordano Bruno a peut-être tourné son regard vers
le ciel, ce ciel qu'il décrivait infini et multiple...
désormais voilé par la fumée des flammes qui montent vers
lui.
Le
bûcher consume ce corps qui n'a cessé de rire, de penser,
de s'émouvoir et de provoquer.
Giordano
Bruno n'a pas cédé devant l'Inquisition.
Il n'a rien abjuré de sa vision du monde.
Son
crime : avoir eu, avant Galilée, Leibniz, Einstein
ou Mendeleïev, l'intuition géniale de ce qui est devenu la
théorie générale de l'Univers, la relativité, la chimie, la
génétique, etc.
Bruno
incarna le combat de la conscience contre le dogmatisme. Après les hérétiques et les sorcières, on promit
au bûcher les livres jugés impies.
Tous les livres écrits par Bruno, que les juges purent
trouver furent brûlés place Saint-Pierre.
Le
martyre du philosophe vagabond, chercheur oublié, discrédité
par l'église, est le symbole de tous les crimes contre l'esprit
.
Ce
visionnaire de la pluralité des mondes inflexible et sulfureux,
trois fois excommunié, continue d'incarner, quatre cents ans
plus tard, la résistance à tous les dogmes .
Les pierres
du Souvenir
Le
17 février 1907, pour le 307ième anniversaire du
supplice de Giordano Bruno, une procession aux accents fortement
anticléricaux noircit le Campo de’ Fiori à Rome, devant la
statue d'Ettore Ferrari, érigée le 9 juillet 1889 à la gloire
du philosophe Nolain. C’est
en ce lieu qu’un grand rassemblement de tous les athéistes
est programmé le 13 décembre 2004.
Une
plaque de pierre gravée placée sur l'hôpital d'Orbetello,
une petite ville du sud de la Toscane est dédicacée à la mémoire
de : « GIORDANO BRUNO, philosophe et martyr,
qui aux temps de la tyrannie sacerdotale, du féodalisme et
de l'assujettissement, a élevé sa foi jusqu'aux manifestations
les plus élevées de la conviction rebelle dont le bûcher en
brûla les chairs mais glorifia la pensée jusqu'au triomphe,
le peuple d'Orbetello veut rappeler le nom en cet institut
charitable consacré à la douleur des humbles guéris par la
science et l'amour et pas par le miracle ».
La récompense
Le cardinal Robert Bellarmin
qui instruisit les procès de Giordano Bruno et de Galilée
a été canonisé en 1930… pour des raisons politiques
évidentes liées à l’époque : c’était un an seulement
après que le ‘‘duce’’ Benito Mussolini, signataire
du concordat ‘‘Patti Lateranensi’’, ait offert
au Pape, par ces accords du Latran, une pleine et définitive
souveraineté sur l’état du Vatican ; Pie XI, bien
décidé à soutenir le mieux possible ce dictateur fasciste,
l’avait d’ailleurs à cette occasion qualifié d'homme de la
providence ( ‘‘Uomo della provvidenza’’ ). Mais cette canonisation intervenait aussi en
réaction à l'érection à Rome d'une statue de Giordano Bruno
érigée là par les Francs-maçons.
Un
point de vue récent du Vatican :
Le 3 février 2000 à l’occasion du 400ième anniversaire
de la mort de Giordano Bruno, le cardinal Poupard, président
du conseil pontifical pour la culture – organisme qui réhabilita Jan
Hus et Galilée – a
exprimé les regrets de l’Eglise devant les bûchers de l’Inquisition. Il affirma nettement leur « incompatibilité
avec la vérité évangélique ».
Il a également annoncé que le Pape Jean-Paul II demanderait
pardon le 12 mars en la basilique Saint-Pierre, lors d’une
célébration visant à « recréer le dialogue de l’Eglise avec
tous les hommes ». Cependant
il confirma que Bruno ne serait pas réhabilité,
même s’il y avait lieu de déplorer l'usage de la force employée
contre lui : « La condamnation pour hérésie de
Bruno, indépendamment du jugement qu'on veuille porter sur
la peine capitale qui lui fut imposée, se présente comme pleinement
motivée » déclara le prélat..
Il alla même jusqu’à affirmer que l'église avait tout fait pour
ne pas tuer Bruno mais que c'est, au contraire, son attitude
à lui, bornée et dogmatique qui a été cause de sa perte
!
Le ‘‘Saint’’-Siège
regrettait donc, du bout des lèvres, le bûcher mais maintenait
la validité théologique de la condamnation.
Il ne pouvait guères faire autrement puisque l'inquisiteur
responsable des condamnations de Bruno et de Galilée, le cardinal
R. Bellarmin, avait été béatifié, canonisé et fait Docteur
de l’église. On constate donc que l’église a manifesté quelques repentances certes,
mais que celles-ci n'ont pas été jusqu'aux dé-canonisations
et dé-béatifications qui s'imposeraient cependant si les repentances
étaient sincères et les remords réels.
Autrement dit, si Bruno revenait aujourd’hui, ayant toujours les
mêmes convictions, il ne serait plus ostensiblement condamné
à mort – parce que les mœurs se sont ( …un peu
) améliorées – mais il serait condamné quand même,
car, peut importe à l’église les avancées nouvelles de la
science prouvant que c’est elle qui est dans l’erreur, les
convictions de Jean-Paul II restent les mêmes que celles de
Clément VIII… Ce n’est pas étonnant qu’il ait le soutien
de tant de ‘‘conservateurs’’ !
Révisionnisme
!
Un certain révisionnisme historique bat son plein en ce moment
en Italie, révisionnisme qui naquit en France à la fin du
siècle dernier. Les révisionnistes en arrivent à taxer Bruno
de pratiquant occultiste et prétendent que son mythe a été
repris par la Franc-maçonnerie italienne au milieu du XIXième
siècle.
Faire de Bruno un occultiste rendrait-il moins abominable son assassinat
par l'Inquisition dans l'optique vaticane… ou alors
est-ce que cela n’éviterait pas plutôt d’avoir à se poser
trop de questions sur la pertinence des intuitions qui faisaient
annoncer à ce philosophe qu’il existe dans le cosmos d’autres
mondes habités ?
A Rome, le 24 juin 2000
Ce jour-là, les Francs-maçons
italiens ont commémoré l'anniversaire en se réunissant sur
la place des Fleurs ( Campo de’ Fiori ) à Rome, autour de
la statue de Giordano Bruno et ils ont allumé là un bûcher
symbolique. Ce ‘‘rassemblement sur la voie publique’’ n'avait
été autorisé que quelques jours auparavant et il faut bien
dire que, en cette année du Jubilé, cette manifestation en
faveur de la liberté de pensée n'était pas… en odeur
de sainteté.
Alors,
qui était Giordano Bruno ?
Avec toutes les précautions qui s’imposent pour
tenir compte de la complexité d’un homme dont les souvenirs
qui nous arrivent font encore aujourd’hui l’objet de débats
et de polémiques passionnés, ne pourrait-on pas énoncer, le
concernant, les quelques idées suivantes ?
1) Il n'était pas athée ( même si
à cette époque l'église appelle ‘‘athées’’ tous
ceux qui ne la reconnaissent pas ), mais le nom de Dieu qu’il
utilisait ne recouvre-t-il pas le concept de
l’infini ?
2)
Il est
le précurseur des rationalistes, bien que cette appellation
n’ait pas de sens avant le XVIII siècle.
3)
Il n'était
pas scientifique ( même replacé dans son époque ) et n’a que
partiellement compris Copernic.
4)
Il était
libre-penseur, si on définit un ‘‘libre-penseur’’
comme : quelqu'un qui pense par lui même ( pour
le meilleur ou pour le pire ), qui n'hésite pas à remettre
en question, ni les dogmes religieux ou les vérités réputées
scientifiques, ni l’ordre social ou l’ordre politique, quelqu'un
qui, en réalité, n'est inféodé à la pensée de personne d'autre.
Un
petit jeu amusant pourrait consister à se demander ceci :
avec quel groupe philosophique Giordano Bruno aurait-il
des affinités aujourd’hui ?
Homme de
génie au caractère difficile, prophète de la pensée future,
Giordano Bruno eut la malchance de vivre en un temps où l’on
brûlait les hérétiques… c’est à dire tous ceux qui
avaient la volonté et le courage de penser autre chose que
ce que l’église entendait imposer à leur esprit.
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